L’attractivité des points de vente physiques
Plus d’un milliard de commandes sur leur plateforme pour les fêtes de fin d’année, tel est le bilan dévoilé début janvier par les dirigeants d’Amazon. Au même moment, les « historiques » français tel que Carrefour sont à la peine, avec une chute de leurs ventes, et des prévisions pessimistes, malmenant leur valeur en Bourse. Alexandre Bompart, le PDG de l’enseigne, doit annoncer une nouvelle stratégie d’ici quelques jours et les analystes sont peu optimistes quant à son contenu.
Il s’agit en réalité, pour Carrefour comme pour toute la distribution française, de parvenir à renouveler son offre. Très rapidement. Car l’urgence est là. Amazon a montré sa force de frappe en matière de e-commerce mais, à l’instar du chinois Alibaba, l’enseigne commence à investir aussi dans les commerces physiques (rachat de Whole Foods en juin 2017). L’objectif de ces géants du net, experts de la relation client, est on ne peut plus clair : réinventer l’expérience des courses en magasin à l’ère digitale, et rafler la mise.
Si les distributeurs français, longtemps à la pointe du commerce de détail mondial, ne réagissent pas, leur avenir est fortement compromis. Nos recherches montrent que l’utilité pratique des lieux de vente physique n’est plus la raison principale de l’intérêt des consommateurs à leur égard. Grâce à la commodité que procure le fait de pouvoir acheter n’importe quoi, n’importe quand et de n’importe où, le e-commerce a gagné sur ce terrain. Chez les jeunes générations, la commande en ligne est en passe de devenir un réflexe pour s’approvisionner. A contrario, nous mettons en évidence que les clients continuent à vouloir se déplacer en magasin parce qu’ils espèrent y passer des moments agréables et y faire des rencontres, deux fonctions autrefois secondaires.
Cette évolution est apparue clairement au moment où le concept des Drive s’est popularisé. Les grands distributeurs ont souffert, mais nous avons constaté que l’intérêt pour les marchés de plein vent et les petits commerçants locaux ne s’était pas démenti. Les clients se débarrassaient, en quelques clics et un coup de voiture, de la corvée des courses routinières. Mais ils se déplaçaient toujours très volontiers pour choisir une volaille chez leur boucher favori, fouiner dans une brocante le dimanche on rencontrer un petit producteur viticole.
Pour garder leur attractivité, les points de vente physique ont donc tout intérêt à se positionner clairement comme des lieux de sortie et d’interactions sociales. Certains commerces ont déjà transformé leur offre en conséquence. Les enseignes de luxe proposent de plus en plus des décors d’exception, dans des points de vente visités comme des musées. On pense aux boutiques emblématiques de Vuitton ou Abercrombie aux Champs Elysées à Paris. Des chaînes de magasin comme Nature et Découvertes jouent les « tiers lieux ». Les clients peuvent y découvrir des activités de loisir dans un environnement ludique. Les agences de voyage proposent de plus en plus des rencontres entre voyageurs, avec des échanges authentiques, non parasités par les agences de e-réputation. Les librairies multiplient les conférences d’auteurs, les séances dédicaces. Des magasins de bricolage offrent des ateliers de formation, des partages d’expérience. Acheter ? Pas un gros mot, mais presque. Dans ces magasins réinventés, le rôle des « vendeurs » se transforme profondément. Les clients manipulent les produits à disposition, ce qu’Internet ne permet pas. Chez Boulanger, on a le droit d’apporter son linge sale pour tester une machine à laver. Face à des clients débordés par une avalanche d’avis en ligne, les « conseillers » prennent le temps d’écouter et fournissent des informations personnalisées pour faciliter la décision. Les Apple Store sont des modèles du genre. Surtout pas d’agressivité commerciale.
Fluidité entre l’univers digital et l’offre des magasins
Assurer au client la fluidité entre l’univers digital et l’offre des magasins est aujourd’hui l’autre clé majeure du succès. Il s’agit de mettre en cohérence tous les contacts entre le consommateur et les enseignes, que les systèmes d’information des e-commerces et des magasins des mêmes groupes soient complètement intégrés. De nombreuses pistes sont actuellement explorées : garder trace des paniers en ligne, permettre de commander ou de réserver sur smartphone et récupérer en magasin, ou au contraire, essayer dans des magasins à l’offre très variée mais aux stocks réduits, puis commander ensuite de chez soi… Chez Sephora, les vendeuses, équipées de tablettes, sont informées en direct de l’historique des recherches et des achats de leurs interlocutrices. Un précieux coup de pouce pour des suggestions pertinentes.
Amazon a fort bien compris ces complémentarités. L’enseigne compte offrir dans ses nouveaux magasins ce qu’il ne peut pas offrir sur Internet (le voir, le toucher, le sentir), en tirant parti de sa connaissance très fine des clients. Amazon dispose pour cela d’un des plus gros fichiers clients au monde, avec pour chaque compte personnalisé, un historique de navigation et d’achats. Les clients sont précisément au cœur de sa stratégie, symboliquement représentés sous forme d’une chaise vide lors des réunions internes.
L’avance technologique du distributeur américain, est également un de ses atouts. Avec le dispositif Amazon Go notamment, plus besoin de patienter pour passer en caisse. Des caméras et des capteurs identifient les produits qui passent du rayon au panier des clients. Finie la queue. Les attentes et autres désagréments des courses en magasin sont réduits au minimum.
En comparaison, nos hypermarchés, ces cathédrales de consommation, font pâle figure. Ils ne sont pas aujourd’hui considérés comme des lieux d’agrément, des lieux d’échanges et de rencontres. On y est souvent contraint de piétiner ; on est peu conseillé ; les interactions avec le personnel sont minimales et stéréotypées ; l’innovation restreinte. Alexandre Bompart, le PDG de l’enseigne Carrefour, va devoir convaincre.
Repenser le portefeuille de points de vente
L’avenir de l’enseigne n’est sans doute plus à l’hypermarché qui a fait sa force, avec en parallèle, une offre secondaire à distance. Il va falloir repenser le portefeuille de points de vente en se mettant dans la posture du consommateur et de son parcours de shopping, toujours plus complexe. Pour ce faire, les annonces de Bompart ne devront pas seulement porter sur les évolutions des formats de magasins, mais aussi sur l’organisation interne du groupe, qui doit montrer sa capacité à se réinventer face à la concurrence des désormais géants du « phygital ».
Par Élodie Huré, Assistante Professor au pôle académique Marketing de Rennes School of Business
Cet article a fait l’objet d’une tribune dans Le Monde, le 23 janvier 2017